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Où miss Grantworth commet une erreur de calcul
Notre ravissante débutante a tapé dans l’œil du célibataire le plus convoité de Londres ! s’écria la Duchesse de Farnham d’une voix hystérique tandis que sa main courait frénétiquement sur le plateau chargé de friandises. Rockley ne l’a pas quittée des yeux de toute la soirée !
— Il s’est inscrit une deuxième fois sur son carnet de bal, mais Victoria a disparu sous un prétexte ridicule sans lui accorder sa seconde danse, grommela Mélisande en choisissant un scone à la mûre qu’elle nappa de crème fraîche.
— Il était visiblement déçu qu’elle se soit volatilisée. Quand elle a reparu, elle a invoqué une excuse idiote, comme quoi elle avait dû aider l’une des jeunes filles présentes à retrouver sa cape. Tss, tss.
Elle prit une minuscule bouchée de gâteau, essuya un soupçon de crème au coin de ses lèvres.
— J’ai dû lui rappeler que sa seule préoccupation désormais était de se trouver un bon mari... et que les autres filles n’étaient pas ses amies mais ses rivales.
— N’était-ce pas ce même soir que M. Beresford-Gellingham a disparu ? demanda Petronilla en coulant un régard oblique à la montagne de biscuits et de gâteaux, comme si elle avait craint que l’un deux ne bondisse hors dlu plateau pour s’enfoncer de force dans sa gorge délicate.
— C’est le troisième incident en moins d’un mois !
La bouche pleine de gâteau au citron et basilique, la duchesse Winifred se contenta d’acquiescer avec véhémence. EIle déglutit, se rinça le gosier jusqu’à la dernière miette avec une bonne lampée de thé, puis déclara :
— Personne ne l’a revu depuis ! Et il n’a plus jamais donné signe de vie.
— Ah, et ces malheureux qu’on a retrouvés mourants sur les docks, horriblement mutilés avec la poitrine tailladée de X ! soupira Melly. Je n’arrive tout simplement pas à imaginer quelle sorte de créature a pu commettre un crime aussi abominable.
Petronilla se pencha en avant, les yeux pétillants et proféra a voix basse :
— Il n’y a qu’une seule chose qui puisse commettre ce renie d’abomination. Un vampire.
Winnie sursauta sur son siège, manquant s’étrangler sur un reste de biscuit. Elle se mit à tousser, les yeux exorbités, ses bajoues et son double menton tremblotant furieusement au dessus de sa tasse de thé .
— Ne soyez pas sotte, Nilly, semonra Melly. Ce n’est pas parce que ma tante prétend qu’il faut toujours porter sur soi un flacon d’eau bénite et des gousses d’ail que les vampires existent. Vous lisez trop de romans gothiques, ma chére.
— De toute façon, la police montée aurait tôt fait d’arrêter les vampires s’ils existent, renchérit Winnie qui avait retrouvé l’usage de la parole. Je ferais peut-être bien de porter mon crucifix.
— La police ne peut rien contre eux, lui dit calmement Petronilla. Les vampires sont des créatures hors du commun.
Ils sont plus puissants que le plus puissant des hommes et possèdent un pouvoir d’attraction irrésistible.
Elle sourit complaisamment, l’œil rêveur.
— A en croire les écrits de Polidori – le célèbre expert en vampires – un vampire peut séduire une femme d’un seul regard. Même lorsqu’elle se trouve à l’autre bout de la pièce.
— Nilly, auriez-vous forcé sur le sherry ? Les vampires n’existent pas ! s’exclama Melly. Vous allez finir par effrayer Winnie, et les domestiques vont croire que vous avez perdu la tête s’ils vous entendent tenir des propos aussi insensés. Et d’ailleurs, nous avons mieux à faire qu’à élucubrer à propos de créatures imaginaires. Notre principal objectif est désormais de rapprocher Rockley de Victoria. Je doute que nous le croisions dans les salons de l’Almack, mais peut-être fera-t-il une apparition à l’une des soirées prévues la semaine prochaine.
Winifred, trop heureuse de changer de sujet, s’écria :
— Il sera au bal que donnent les Dunstead demain soir. Si vous n’avez pas reçu d’invitation, je ferai le nécessaire.
— Nous avons été invitées et répondrons à l’invitation. Et cette fois, je ne quitterai pas Victoria des yeux jusqu’à ce qu’elle ait dansé deux fois avec le marquis ! se promit Melly avec détermination.
— Nous vous prêterons main-forte, dit Winnie en prenant une gorgée de thé sans sucre. S’il y a une chose qu’il faut éviter à tout prix, c’est que Victoria se retrouve nez à nez avec un vampire qui se serait faufilé par là !
— Miss Grantworth... vais-je enfin avoir droit à ma dernière danse ? demanda une voix chaude et mélodieuse.
Victoria se retourna et fit face au marquis de Rockley. Un sourire malicieux jouait sur ses lèvres et ses yeux bleus pétillaient de satisfaction entre ses paupières à demi closes.
— Lord Rockley, dit-elle en lui rendant son sourire. Comme c’est aimable à vous de me rappeler ma conduite impardonnable de l’autre soir.
Sans doute appréciait-il son sens de l’humour, car il lui offrit son bras et répondit :
— C’est le seul moyen que j’aie trouvé pour vous inciter à faire amende honorable. De vous à moi, l’indisposition de votre vieille tante n’était-elle pas un prétexte pour vous esquiver ?
— Humm, fit Victoria en passant son bras sous le sien, l’ignorais que mes excuses étaient à ce point transparentes. La prochaine fois, je vais devoir invoquer une maladie grave, voire mortelle !
— J’ose espérer, miss Grantworth, que vous ne trouverez plus d’excuses pour me refuser une danse. Et je m’engage quant à moi à ne pas vous écraser les orteils même si mes pieds sont trois fois plus grands que les vôtres.
— Ah, ah, vous m’avez démasquée... C’est précisément pour cette raison que j’ai fait en sorte de me soustraire à celte dernière danse. La rumeur court que les débutantes ont les pieds couverts de bleus... vous avouerez qu’il y a de quoi s’inquiéter. Malheureusement, je vais devoir sacrifier mes orteils, dès lors que vous me tenez à votre merci, dit-elle en riant.
Elle resserra ses doigts gantés autour de son bras et fut surprise par la vigueur et la chaleur qui s’en dégageaient devant les yeux vers lui, elle eut une fois de plus la vague impression de le connaître.
— IL semblerait que ce soit une valse, miss Grantworth... lady Mélisande, me permettez-vous d’inviter votre fille a danser ? dit-il en regardant par-dessus l’épaule de Victoria.
La jeune fille se retourna et vit sa mère et Winnie, le visage fendu d’un radieux sourire.
— Mais naturellement, lord Rockley, naturellement, gazouilla lady Melly. Et prenez du bon temps, ajouta-t-elle, les yeux pétillants de malice.
— En tout cas, elle ne s’en prive pas, murmura Victoria à Rockley qui l’entraînait vers la piste de danse.
— Elle ne se prive pas de quoi ? demanda-t-il en lui décochant un sourire entendu.
— De prendre du bon temps en nous regardant valser. Mais je suis sûre que vous n’êtes pas plus dur d’oreille que moi. Vous ne devez guère connaître de répit, vous le très convoité marquis de Rockley, maintenant que vous avez annoncé officiellement que vous cherchiez une épouse. Avec toutes ces mères de famille qui ne pensent qu’à vous pendre dans leurs filets.
Ils s’avancèrent au milieu de la salle de bal du duc et de la duchesse de Dunstead. D’un geste fluide et habile, Rockley passa un bras autour de sa taille, et la fit pivoter pour l’amener face à lui.
— Vous n’avez vraiment pas idée de ce que je peux endurer ?
Il saisit sa main et commencèrent à tournoyer en cadence.
— Non, pas la moindre idée.
Elle leva la tête et vit son regard intrigué.
— Mais n’êtes-vous pas vous-même dans la même situation ? Exhibée à la vue de tous les jeunes... et moins jeunes dandys à la recherche d’une épouse qui leur donnera un héritier ? Seriez-vous la seule à ne pas sentir la pression exercée par la bonne société sur tous les célibataires bien nés ?
La douleur diffuse de l’anneau qu’elle portait au nombril était là pour lui rappeler qu’elle avait une mission plus importante à remplir. Elle avait exécuté deux vampires depuis qu’elle avait reçu sa vis bulla : le premier au bal des Roweford (lorsqu’elle avait dû à son grand regret refuser sa seconde danse à Rockley) et l’autre pendant l’entracte d’une pièce qui se donnait au théâtre de Drury Lane. Et chaque fois elle avait éprouvé un grand effroi et une grande euphorie. Mais le plus difficile avait été de trouver une excuse pour pouvoir s’esquiver et mener à bien sa mission. Heureusement, tante Eustacia l’avait aidée.
Victoria rendit son sourire au marquis.
— La pression se fait sentir, indiscutablement, mais ce n’est pas une raison pour céder.
Sa réponse eut l’air de le surprendre.
— Vous ne voulez pas vous marier ?
— Oh, mais si, je veux me marier, déclara-t-elle sans IInhages, tandis qu’ils tourbillonnaient sur la piste de danse. Mais je ne veux pas prendre sur un coup de tête une décision qui m’engage pour le reste de mon existence.
Et ce d’autant moins qu’elle venait d’accepter la Mission.
Mais cela, elle ne le dit pas, naturellement.
La surprise quitta les traits de Rockley.
— Je comprends parfaitement ce que vous ressentez, miss Grantworth. Même si je ne suis pas certain que votre mère voie les choses ainsi.
Victoria lui sourit, parcourue d’un frisson de plaisir à I ‘ idée qu’elle était en train de valser entre les bras du marquis de Rockley. Car c’était assurément le plus beau, le plus charmant et le plus fortuné de tous les célibataires présents. Il la regardait avec un intérêt non feint.
— Miss Grantworth, j’ai un aveu à vous faire.
— Ah, oui ? dit-elle en haussant légèrement les sourcils.
Chaque fois qu’elle le regardait, elle éprouvait un léger pincement – une sensation agréable d’excitation.
— Nous nous sommes déjà rencontrés, il y a très longtemps... et depuis lors je ne vous ai jamais oubliée.
— Il me semblait bien que votre tête me disait quelque chose, confessa-t-elle. Mais j’avoue n’avoir aucune souvenance des circonstances d’une telle rencontre.
— Votre aveu me chagrine, miss Grantworth, mais je vais vous le dire, car cela éveillera peut-être des souvenirs. L’un des domaines de mon père jouxte celui que votre famille possède à Prewitt Shore. Or, un certain été – je devais avoir seize ans à l’époque – je suis allé chercher un étalon à l’écurie. Évidemment, je n’étais pas censé monter une bête aussi fougueuse, ajouta-t-il avec un petit sourire satisfait. Mais j’étais un enfant terrible, Et me voilà parti à galoper à fond de train, sans réaliser que j’avais franchi les limites du domaine et que j’étais entré sur les terres du voisin et – ah, ça y est, vous vous souvenez, n’est-ce pas ?
Un sourire illuminait les traits de Victoria.
— Phillip ! C’est ainsi que je vous appelais à l’époque. Vous ne m’avez jamais dit que vous étiez le fils du marquis !
Des images profondément enfouies dans sa mémoire refirent soudain surface, aussi claires et précises que si c’était hier. L’été de ses douze ans ! Elle revit le jeune garçon brun, chevauchant tête baissée dans la prairie inondée de soleil.
— Vous avez sauté par-dessus la barrière et vous êtes retrouvé les quatre fers en l’air !
Il rit, penaud.
— J’ai été puni pour ma témérité. Mais une jolie petite fille aux cheveux noirs s’est élancée à la rescousse. Si elle n’avait pas couru rattraper Ranger, mon étalon, il serait rentré seul à l’écurie et j’aurais été puni. Après vous être assurée que je n’avais rien de cassé... vous m’avez vertement sermonné pendant dix bonnes minutes. Je n’oublierai jamais cette image de vous, campée devant moi, tenant calmement l’alezan par la bride et me faisant la leçon.
Victoria détourna les yeux, gênée.
— Je ne manquais pas d’audace, apparemment.
— Ah, ça non alors ! Ni d’audace ni de sang-froid. Et cela me fascinait. Je ne vous ai jamais oubliée, miss Grantworth, car vous avez fait une vive impression sur le jeune garçon que j’étais alors. En tout cas, dit-il tandis que retentissaient les derniers accords de la valse, vous n’avez rien perdu de votre audace, de votre opiniâtreté, ou de votre singularité... car je doute qu’une autre demoiselle se trouvant ici ce soir soit aussi peu soucieuse que vous de se trouver un mari.
— Et moi, je n’ai jamais tout à fait oublié le jeune homme qui chevauchait à bride abattue comme je rêvais de le faire moi-même. Comme je vous enviais. Je n’arrive tout simplement pas à croire que vous êtes le garçon avec qui je me suis liée d’amitié l’espace de quelques semaines ! Et le fils du marquis de surcroît. Cela, vous ne me l’avez jamais dit.
Il lui sourit et elle se sentit rougir.
— Un jour, qui sait, nous aurons peut-être l’occasion de rlievaucher ensemble, miss Grantworth. Et vous pourrez vous essayer au saut d’obstacles si le cœur vous en dit. Je vous promets de ne le dire à personne.
— Voilà une promesse que vous allez devoir tenir, foi de gentilhomme.
Lorsque la valse s’acheva, Rockley la ramena à sa mère et à lady Winnie.
— Je meurs de soif. Et je suppose que vous aussi. Puis-je aller vous chercher une limonade, miss Grantworth, et à vous aussi, naturellement, lady Mélisande et votre grâce ?
— Oh, ne vous donnez pas cette peine, lord Rockley, balbutia la mère de Victoria. Mais je suis sûre que ma fille ne serait pas contre un rafraîchissement.
Victoria décocha une œillade discrète à Rockley tout en dégageant sa main de la sienne.
— Je suis désolée, lord Rockley, mais je crains de devoir remettre à plus tard la limonade, car je vois mon prochain eavalier qui s’avance.
— Mais bien sûr, miss Grantworth. Vous pouvez compter sur moi pour rester sur ma soif jusqu’à la fin de la soirée.
Ses paupières s’abaissèrent lentement, il lui sourit et porta sa main gantée jusqu’à ses lèvres.
Au même instant, lord Stackley s’approcha de Victoria pour réclamer sa danse, puis l’entraîna aussitôt et non sans une certaine maladresse dans un quadrille échevelé. A deux reprises il lui écrasa les orteils, mais c’est à peine si Victoria s’en rendit compte. La vis bulla avait le pouvoir non seulement de vaincre les vampires... mais de la protéger comme les messieurs corpulents et maladroits !
Après lord Stackley, elle dansa avec le baron Ledbetter.
Encore un quadrille. Puis avec le frère aîné de lady Gwendolyn, lord Starcasset, vicomte de Claythorne.
Enfin, elle venait d’entamer une valse avec ce grand échalas de lord Truscott, lorsqu’un souffle froid passa dans sa nuque. Elle se souvint alors qu’elle avait mieux à faire avant que la soirée ne touche à sa fin.
Tandis que le baron Truscott la faisait tournoyer énergiquement sur la piste de danse, Victoria en profitait pour scruter la foule des convives. Pas question de commettre deux fois la même erreur. Les vampires n’étaient pas tous des hommes grands, bruns et élégants.
Au bout d’un moment, elle acquit la quasi-certitude qu’un homme aux cheveux châtains et au nez busqué était le vampire dont elle avait décelé la présence. Il se tenait aux côtés d’une jeune femme dont le visage lui était inconnu. Sans les perdre de vue, elle se laissait guidée par Truscott entre les autres couples de danseurs. Tant que la jeune femme était dans la salle, elle était en sécurité. Victoria réfléchissait à la façon d’attirer discrètement le vampire, lorsqu’elle aurait réussi à se soustraire à l’étreinte de Truscott.
Elle ne pouvait décemment pas frapper le vampire au beau milieu de la salle de bal. Ce qu’elle ne comprenait pas, c’est comment un vampire avait pu s’introduire dans une soirée comme celle des Dunstead. En effet, tous les convives avaient reçu une invitation parce qu’ils étaient des membres connus et reconnus de la haute société. Par quel stratagème un vampire de sexe mâle ou femelle avait-il réussi à se faufiler parmi eux ?
Sans doute, en profitant des nombreuses allées et venues des domestiques et des invités. Il y avait d’ailleurs mille façons de s’introduire en catimini dans une maison. Sous prétexte de livrer les fleurs ou le quartier de bœuf qui allaient garnir le buffet, par exemple. Et une fois en possession d’un laissez-passer, on pouvait s’en servir autant de fois et aussi longtemps qu’on le voulait, tant que la maison ne changeait pas de propriétaires.
Quand la danse s’acheva, Victoria, bien que soulagée,constata à regret que son cavalier l’avait entraînée à l’endroit opposé où se trouvait le vampire.
Ce dernier l’observait d’un œil froid, implacable, tomme s’il avait cherché à l’attirer à lui depuis l’autre côté de la salle. Sa lèvre supérieure se retroussa en un demi-sourire. Un petit signe de tête, puis il passa son Im as sous celui de la femme qui l’accompagnait avant de entraîner au loin.
Un défi.
Victoria sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque à présent glacée.
— Lord Truscott, je vous prie de m’excuser, dit-elle eu ignorant le verre de limonade qu’il lui tendait. Je... je crois qu’un ruban de ma robe s’est défait et... et je dois absolument le remettre.
— Mais miss Grantworth...
— Excusez-moi, répéta-t-elle avant de filer aussi vite qu’elle le pouvait sans attirer l’attention tandis qu’elle Iaidait la foule massée sur le pourtour de la piste de danse.
Sans doute eut-il été plus facile de se faufiler entre les couples de danseurs, mais cela aurait provoqué du désordre.
II n’aurait plus manqué que sa mère et ses deux acolytes ne la prennent en chasse !
Elle essayait de ne pas quitter le vampire du regard, ce qui s’avéra moins facile que lorsqu’elle avait traqué Maximilian, car cet homme-ci était de taille moyenne et se fondait aisément dans la foule des invités. Le couple s’engagea sous une voûte, marchant d’un pas tranquille, puis bifurqua dans ce qui ressemblait à un couloir.
Les jupes de Victoria s’enroulaient autour de ses chevilles et auraient bruissé si sa robe n’avait été en fine mousseline. Se baissant prestement, elle glissa une main sous son jupon et tira le pieu de bois qu’elle portait attaché au mollet.
Solide et de toucher agréable, elle l’avait bien en main. Plus étroit que celui dont elle s’était servie le soir de son premier bal, il était aussi efficace qu’un pieu de plus grande taille, d’après tante Eustacia. Et surtout capable de transpercer le thorax d’un vampire.
Victoria se hâta dans le corridor, l’oreille et les sens aux aguets. Elle n’avait pas pu voir dans quelle pièce ils étaient entrés... mais le souffle glacé sur sa nuque s’intensifia au point de devenir presque douloureux lorsqu’elle passa devant une porte entrebâillée.
Elle savait qu’il l’attendait, mais la discrétion était moins importante que l’habileté et la rapidité. Avait-il senti sa présence comme elle sentait la sienne ? Sans doute, sans quoi comment l’aurait-il reconnue ?
Elle s’approcha à pas de loup de la porte et attendit. De là où elle se trouvait, elle jeta un coup d’œil à l’intérieur de la pièce. C’était un cabinet de travail. Un feu brûlait dans la cheminée et plusieurs gros sofas étaient disposés autour d’un tapis persan dans les tons fauves. Son œil saisit un mouvement fugace.
Était-ce l’ombre du vampire... ou celle de sa victime qui servait d’appât ?
Et si le vampire se tenait derrière la porte pour surprendre Victoria ?
Il n’y avait qu’un moyen de s’en assurer. Elle donna un grand coup de pied dans la porte qui s’ouvrit à la volée, allant frapper contre le mur.
— Ah, je vois que vous nous avez trouvés.
La femme était assise sur un sofa, le vampire se tenait derrière elle, l’air menaçant. Le cœur de Victoria se mit à battre la chamade. Elle était face à un mort vivant sans l’avantage de la surprise – et la présence de la future victime venait encore compliquer les choses.
Soudain, un bruit de pas précipités retentit dans le couloir, tandis qu’une voix étouffée appelait son nom avec véhémence :
— Miss Grantworth ?
— Dieu du ciel, Rockley !
Bondissant à l’intérieur de la pièce, elle referma la porte dans un claquement, sans cesser de fixer le vampire des yeux, les doigts crispés autour de son pieu. Inspirant profondément, comme le lui avait enseigné Kritanu, elle se mit en position d’attaque.
— Laissez-la partir, ordonna-t-elle en désignant la femme qui n’avait pas bougé d’un pouce.
Elle était pétrifiée de terreur.
— Certainement pas, ronronna 1’homme tout en contournant la banquette.
Victoria comprit alors ce que tante Eustacia entendait par « pouvoir d’attraction des vampires ». Elle avait l’impression d’être un pantin dont il aurait tiré les ficelles, l’attirant lentement mais sûrement vers lui.
Sans même en avoir conscience, elle posa sa main sur son ventre et toucha sa vis huila à travers l’étoffe de sa robe. La sensation de vertige s’atténua. Ses doigts se resserrèrent autour de l’épieu. L’homme fit un pas vers elle.
Ses yeux, quoi que d’apparence normale, brillaient comme les yeux d’un chien enragé. Un sourire mauvais retroussait sa lèvre.
— Ainsi donc, c’est vous, la femme Vénatore.
— Vous semblez avoir pris l’avantage sur moi, répondit-elle froidement. Mais c’est sans importance, car cela ne va pas durer.
II laissa échapper un rire rauque et elle vit briller deux crocs blancs dans la pénombre. Il plissa les yeux. Ses pupilles luisaient comme deux têtes d’épingles, tandis que ses iris d’un rose incandescent viraient peu à peu au rouge rubis.
— Je n’ai encore jamais goûté le sang d’une Vénatore. Mais je suis sûr que je vais me régaler.
Sans crier gare, il se jeta sur elle et l’agrippa par les épaules.
Elle lâcha son pieu qui atterrit sur les souliers de son agresseur.
II éclata de rire et resserra son étreinte, enfonçant ses ongles dans sa chair. Luttant contre la douleur et la terreur, elle se débattit.
Durant ce siècle, il n ‘y a eu que trois autres femmes Vénatores avant toi. Deux d’entre elles sont mortes dans des souffrances atroces peu après avoir reçu leur vis bulla.
Plutôt être damnée que de donner à Max la satisfaction d’être la troisième.
Rejetant la tête en arrière, elle frappa le vampire en pleine face avec le front – un truc que lui avait enseigné Kritanu, Dieu le bénisse. Elle sentit l’arête de son nez busqué éclater sous la force du coup. Il se courba sous la douleur et elle parvint à lui échapper. Se baissant prestement, elle ramassa son arme, mais juste au moment où elle se relevait, il la projeta violemment à terre.
Les plis de sa robe s’enroulèrent autour de ses jambes, tandis qu’elle roulait sur le dos, d’un mouvement brusque elle replia ses genoux contre sa poitrine pour frapper des deux pieds. Le coup atteignit le mort vivant à la poitrine juste au moment où il revenait à l’attaque, et l’envoya valser contre une table qui tomba à la renverse.
Le vampire roula à terre et elle se jeta sur lui, le pieu à la main, prête à frapper.
Au même instant, elle sentit quelque chose s’enrouler autour de son cou : un bras ganté de femme, puissant et ferme. Un fouillis de jupes bleues s’enroula autour de ses chevilles.
Victoria donna un grand coup de tête en arrière, et frappa la femme en pleine face. Mais le vampire l’avait à nouveau agrippée par les épaules et cherchait à l’attirer vers ses crocs luisants.
Elle ruait en tous sens, frappant à l’aveuglette et de façon désordonnée. Soudain, une vague de panique s’empara d’elle. Ils étaient deux ! Une fois de plus, elle s’était laissé berner !
Elle sentait son haleine chaude dans son cou et son pouvoir d’attraction comme une promesse. Si seulement, elle cessait de lutter... si elle acceptait de se détendre... elle ne souffrirait pas, non. Elle ne sentirait que du plaisir. L’extase.
Son souffle l’hypnotisait. Ses yeux comme deux charbons ardents, pénétraient son âme.
Elle perçut vaguement un mouvement derrière elle, puis une secousse tandis qu’il repoussait un assaillant en rugissant. La femme, songea-t-elle à demi consciente. Il me veut pour lui seul.
I ‘épieu de bois poli glissa de ses doigts. La créature prenait sa respiration, aspirait son énergie. Sa tête se mit à tourner et elle ferma les yeux.